PhiloPapy

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Décision absurde

Ici, on ne donne pas le texte avec pour obligation d’en tirer un sens, un titre, un commentaire. On le livre à l’état brut pour le goûter, le situer, en voir la portée par des lectures personnelles diverses mais libres.

Ensuite seulement sera demandée l’étude dans toutes les dimensions envisageables, en particulier sur le plan psychologique et éthique.

  1. A.     TEXTE.

La Liberté, c’est la Terreur.



Eté 1940. Mathieu, pris dans la débâcle de l’armée française, décide de se joindre à un groupe de « chasseurs » installés dans le clocher d’un village pour retarder le plus longtemps possible l’avance allemande. Mathieu et un autre guetteur sont dans un coin, au bord du parapet entourant le clocher.

On leur a donné l’ordre de tenir, coûte que coûte, au moins 15 minutes


 


Ils se firent un petit salut de la main et Mathieu regagna son poste. Il pensait : je vais mourir pour rien, et il avait pitié de lui-même. Une seconde ses souvenirs bruissèrent comme un feuillage sous le vent. Tous ses souvenirs : j’aimais la vie. Une interrogation inquiète restait au fond de sa gorge : avais-je le droit de plaquer les copains? Ai-je le droit de mourir pour rien? Il se redressa, il s’appuya des deux mains au parapet, il secoua la tête avec colère. «Il y en a marre. Tant pis pour ceux d’en dessous. Tant pis pour tout le monde. Finis les remords, les réserves, les restrictions : personne n’est mon juge, personne ne pense à moi, personne ne se souviendra de moi, personne ne peut décider pour moi.» Il décida sans remords, en connaissance de cause. Il décida, et, à l’instant, son cœur scrupuleux et pitoyable dégringola de branche en branche; plus de cœur : fini. Je décide que la mort était le sens secret de ma vie, que j’ai vécu pour mourir; je meurs pour témoigner qu’il est impossible de vivre; mes yeux éteindront le monde et le fermeront pour toujours.

            La terre haussait vers ce mourant son visage renversé, le ciel chaviré coulait à travers lui avec toutes ses étoiles mais Mathieu guettait sans daigner ramasser ces cadeaux inutiles.

 

 

 

[…]     coupure de quelques pages ; le combat est bref mais meurtrier ; Mathieu reste seul survivant dans son clocher.

 

 


 — Nom de Dieu, dit-il à voix haute, il ne sera pas dit que nous n’aurons pas tenu quinze minutes.

Il s’approcha du parapet et se mit à tirer debout. C’était une énorme revanche; chaque coup de feu le vengeait d’un ancien scrupule. Un coup sur Lola que je n’ai pas osé voler, un coup sur Marcelle que j’aurais dû plaquer, un coup sur Odette que je n’ai pas voulu baiser. Celui-ci pour les livres que je n’ai pas osé écrire, celui-là pour les voyages que je me suis refusés, cet autre sur tous les types, en bloc, que j’avais envie de détester et que j’ai essayé de comprendre. Il tirait, les lois volaient en l’air, tu aimeras ton prochain comme toi-même, pan dans cette gueule de con, tu ne tueras point, pan sur le faux jeton d’en face. Il tirait sur l’homme, sur la Vertu, sur le Monde : la Liberté, c’est la Terreur; le feu brûlait dans la mairie, brûlait dans sa tête : les balles sifflaient, libre comme l’air, le monde sautera, moi avec, il tira, il regarda sa montre : quatorze minutes trente secondes, il n’avait plus rien à demander sauf un délai d’une demi-minute, juste le temps de tirer sur le bel officier si fier qui courait vers l’église; il tira sur le bel officier, sur toute la Beauté de la Terre, sur la rue, sur les fleurs, sur les jardins, sur tout ce qu’il avait aimé. La Beauté fit un plongeon obscène et Mathieu tira encore.

Il tira il était pur, il était tout-puissant, il était libre.

Quinze minutes.

                                              Jean-Paul SARTRE : « la mort dans l’âme »   (Gallimard

 

  1. B.    ETUDE.

Texte représentatif de la position « existentialiste » de l’auteur.

Une acte analogue serait traité, par exemple, par Aristote sous le tire « la délibération », moment capital de toute action à caractère éthique. Platon ou Descartes parlerait de moralité en référence à un idéal ou à des normes. Plus loin, par exemple, un article développe l’opposition entre passions et Raison.

            Ici, Mathieu n’examine pas le problème sous cet angle sauf par négation de tout ce qu’on pourrait s’appeler « Valeur » ou « idéal »: « Il tirait sur l’homme, sur la Vertu, sur le Monde … sur toute la Beauté de la Terre »

Il examine bien ses états d’âme (ou de conscience) d’une manière qu’il voudrait détachée : son corps, ses souvenirs, sa vie … mais il en peut s’empêcher de faire allusion à un cadre de référence idéaliste : Ai-je le droit de mourir pour rien? … Personne n’est mon juge, personne ne pense à moi, personne ne se souviendra de moi, personne ne peut décider pour moi.» Les trois premières propositions, avec « personne … » se rapportent à sa vie réelle ; la dernière marque l’instant présent : je décide seul.

Mais, en définitive, se conclusion et ses derniers actes  marquent l’angoisse et l’absurdité existentielles : la Liberté, c’est la Terreur … c'est-à-dire tout le contraire d’une valeur positive, dans son sens habituel.

Il était libre puisqu’il allait tirer et mourir mais n’est-ce pas une illusion car les jeux sont faits quelle que soit sa décision.

Donc : il tire. Décision absurde.



24/03/2012
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